Discours de Cédric Villani

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Conférence de presse du 27 mai 2015

Aucune discipline scientifique ne focalise plus l'attention que les mathématiques, ou la mathématique comme j'aime bien le dire.

Elle est régulièrement source de débat en ce qui concerne l'enseignement; elle est la première source de débat pour les performances scolaires de nos jeunes, et la première source d'inquiétude pour le recrutement de nos enseignants.

La question de leur financement se pose aussi régulièrement; on a coutume de dire que les mathématiciens n'ont besoin que de stylos, de papiers et de corbeilles, et bien sûr c'est une vision caricaturale de la réalité d'une discipline qui a aussi besoin de moyens conséquents, en voyages et en force de calcul en particulier.

Et il y a aussi la fascination du public pour cette discipline, dont on se demande souvent "à quoi ça sert", et, pardonnez-moi pour la formulation volontairement provocante, "est-ce que cela vaut la peine de se torturer pour comprendre de quoi il est question".

Cela, c'est la situation telle que nous l'avons connue depuis des temps lointains, mais au cours des dernières années on a pu sentir - j'ai pu sentir - une inflexion dans le discours public et dans l'appréciation collective de notre discipline.

Pour citer quelques éléments qui ont pu contribuer à ce changement de discours, disons dans les 15 dernières années, il y a eu, pêle-mêle :
- les prix Clay du Millennium, qui ont montré qu'un mécène était prêt à offrir des millions pour la solution de problèmes mathématiques jugés "importants"
- une étude de 2009 du Wall Street Journal que je cite régulièrement, et qui a classé mathématicien en première position dans la liste des métiers d'avenir, des métiers où l'on se sent bien; "mathématicien, meilleur métier du monde", c'était un slogan qui sonnait bien, d'autant qu'il était mis en avant par de très sérieux acteurs du monde économique
- l'importance croissante de deux technologies particulières qui reposent en grande partie sur des théories mathématiques combinées à de la puissance de traitement informatique : les smartphones d'une part, les requêtes de type Google d'autre part
- la mise sous les projecteurs des médailles Fields et autres grands prix internationaux, et la redécouverte par notre opinion publique de ce que l'on appelle souvent l'excellence mathématique française et qui, au delà des mots, est une réalité
- et enfin, avec un impact moins orienté vers le grand public et plus vers les décideurs, le rapport "Forward Look" sur le lien mathématique-industrie, réalisé sous l'égide de la European Mathematical Society, pour la European Science Foundation.

Tout cela a contribué à faire passer l'idée, bien connue des spécialistes, selon laquelle la mathématique a son utilité et s'intègre à l'activité économique, et que c'est un facteur non seulement de connaissance, mais aussi, pour reprendre la formule présentée sur notre page de titre, d'innovation et de compétitivité.

L'infléchissement du discours ambiant a été sensible et je l'ai moi-même vécu ces cinq dernières années dans mes interactions avec la presse. Au début la question qui revenait le plus souvent, très nettement c'était "Les mathématiques, à quoi ça sert ?" - et cette question est devenue maintenant très rare. La question qui revient le plus souvent maintenant c'est "Comment avez-vous eu le déclic qui a fait de vous un mathématicien ?". Une question qui insiste d'ailleurs sur un autre enjeu fondamental, celui de favoriser le renouvellement de nos jeunes mathématiciens.

Ce début de prise de conscience collective est très important pour notre discipline; comme toutes les sciences elle a besoin d'un regard positif de la part de la société
- pour aider les jeunes intéressés, et parfois indécis, à se lancer dans la carrière;
- pour aider les décideurs à soutenir la discipline et à assumer leurs choix face à des organismes de contrôle financier ou des électeurs
- pour soutenir les chercheurs eux-mêmes, au plan moral et scientifique, avec des possibilités accrues de reconnaissance et de projets.
 
Et donc si l'on cherchait à définir plus précisément des questions intéressantes pour nous, ce serait par exemple :
- est-ce que les métiers de la mathématique sont importants, impactants, intéressants ?
- est-ce que les recherches mathématiques ont un impact sur notre société, sur notre économie, sur notre bien-être ?

Au-delà de la réponse qui dira que "oui, c'est important pour telle et telle raison", au-delà des recueils de témoignages et des catalogues d'exemples, nous avons aussi besoin d'études quantitatives qui répondent à ces questions avec plus de précision. En particulier en termes quantitatifs et économiques. Bien sûr, la pratique d'une discipline ou d'une science a des justifications qui vont bien au-delà de l'impact économique; mais cet impact est l'un des éléments à prendre en compte dans la stratégie et la politique scientifique. Et un décideur, un politique, n'auront pas la même attitude face à une discipline si son impact est estimé à 1% ou 5% ou 10% ou 20%.
 
On sait que dans la configuration actuelle, un grand organisme de recherche national, que ce soit en France ou à l'étranger, consacre une petite fraction de son budget à la discipline mathématique - d'après les chiffres publiés, c'est d'environ 3% pour la NSF, la National Science Foundation américaine. Alors est-ce que c'est naturel, est-ce que c'est peu, beaucoup : l'impact économique sera un élément d'appréciation.

De même, au niveau des entreprises, un patron de R&D, que ce soit pour un grand groupe ou une PME, pourra hésiter à embaucher des mathématiciens pour renforcer ses équipes, et cela dépendra de l'impact potentiel qu'il attendra.
 
Au delà de ce désir de quantifier dans un but informatif, il y a aussi une volonté forte de la communauté de faire évoluer le paysage de la recherche mathématique française, en particulier dans la direction des liens avec l'industrie.

La France, grand pays d'idéaux, s'est parfois transformée en pays de cloisons, et c'est l'un de ceux dans lesquels la fracture entre mathématique pure et mathématique appliquée s'est fait sentir le plus spectaculairement, avec des dommages graves pour notre science et pour notre économie.
 
Aujourd'hui les mentalités et les pratiques ont évolué, à tel point que la plupart d'entre nous rejettent la distinction entre mathématique pure et mathématique appliquée, encore courante il y a 20 ans. On préfère maintenant, avec des arguments très forts, parler de continuum entre la théorie et les applications, et on travaille pour que les liens entre le monde de la recherche mathématique et celui des applications industrielles se parlent autant que possible. Au niveau de la recherche fondamentale, la France n'a pas de souci à se faire dans les champs mathématiques qui sont associés au plus près des applications - elle a obtenu la première médaille Fields dans le domaine des équations aux dérivées partielles, c'était Pierre-Louis Lions en 1994; et la première médaille Fields dans la théorie des probabilités, c'était Wendelin Werner en 2006; et plus généralement, l'école mathématique française est aujourd'hui extrêmement reconnue dans ces domaines. Cependant, au niveau des projets industriels, notre situation a encore beaucoup de progrès à faire, à l'heure où les jeunes mathématiciens français n'ont pas assez conscience de l'intérêt que peuvent revêtir des projets industriels, et où les entreprises françaises n'ont pas assez le réflexe de se demander comment elles peuvent se faire aider par des mathématiciens.

L'AMIES, Agence pour les Mathématiques en Interaction avec l'Entreprise et la Société, ou Agence Maths-Entreprise en abrégé, a été créée dans ce but : être à la fois observateur et catalyseur des rapports entre le monde mathématique et le monde de l'entreprise. C'est une agence jeune, née au moment des Investissements d'Avenir; certains artisans de sa conception sont présents aujourd'hui pour entendre les conclusions de cette étude d'impact. Le rôle de cette institution est pris très à coeur par toute la communauté.
 
Il était naturel que cette agence se préoccupe de tirer au clair les interrogations que j'ai évoquées : comment évaluer, qualitativement et quantitativement, l'impact de la mathématique sur notre économie ? La question est délicate et nécessite une étude approfondie. Citons quelques difficultés :
- comment cerner quelque chose d'immatériel comme la recherche mathématique, faisant intervenir de nombreux corps de métier et des entreprises de tous les secteurs, et agissant sur la durée - à ce sujet je précise que l'on attend de cette étude une évaluation objective "à l'instant t", et non un exercice de prospective qui serait forcément hasardeux;
- comment délimiter le contour de la discipline, alors qu'elle est sans cesse en interaction avec d'autres sciences; en particulier, il faut être conscient qu'il y a une part d'arbitraire dans le partage entre mathématique et informatique. Les barrières entre toutes les sciences sont floues, mais celle qui existe entre ces deux sciences l'est particulièrement ! Au début, l'informatique était une branche de la mathématique, puis elle a acquis une certaine autonomie, mais il reste une grande part de recouvrement, d'outils et de principes communs, en recherche comme dans l'enseignement, et ce à tous les niveaux. Il serait absurde de chercher à tracer une frontière précise ! La mathématique fournit les concepts et opérations abstraites à l'informatique, l'informatique démultiplie le pouvoir de la mathématique; c'est un tandem encore plus proche que ne l'a été, pendant des siècles, l'alliance physique-mathématique.
 
Pour toutes ces raisons, l'évaluation d'impact était une aventure délicate; elle a cependant déjà été tentée dans d'autres pays. En particulier, une étude réalisée par le Cabinet Deloitte pour l'EPSRC, le grand organisme national de recherche anglais, a été publiée en 2012 et ses résultats ont été abondamment commentés. Cette étude parvenait à certains chiffres forts, selon lesquels "10 per cent of jobs and 16 per cent of Gross Value Added (GVA) to the UK economy stems from mathematical sciences research."

Les conclusions de cette étude, réalisée dans le contexte anglais, ne pouvaient se généraliser sans précautions à d'autres nations, car chaque pays a son profil scientifique particulier. Les questions de R&D restent très marquées par des contextes institutionnels et culturels nationaux, et même les questions de recherche, internationales et universelles, dépendent de politiques nationales. L'Angleterre a la réputation d'être très axée sur la recherche finalisée, le pragmatisme, et la finance, avec le poids de la City; on pouvait donc se demander si le poids de la recherche mathématique n'était pas renforcé outre-Manche par ces éléments. D'autres études ont été faites aux Pays-Bas et en Australie.

Il était donc naturel de chercher à refaire cette étude en France. C'était également courageux, car on courait le risque d'arriver à la conclusion d'un impact moindre en France. La communauté a jugé que le jeu en valait la chandelle et qu'il fallait aborder cette question sans a priori et bien sûr sans influencer le résultat. C'est donc une étude pilotée par la communauté scientifique, mais dans laquelle le cabinet d'étude travaillerait à mettre au point la méthodologie, et serait complètement libre de ses conclusions.

Le commanditaire de l'étude était l'Agence Maths-Entreprise, représentée ici par Richard Fontanges et par Stéphane Cordier, directeur de l'agence. Et l'étude a été portée par les fondations mathématiques : Fondation Sciences Mathématiques de Paris, dirigée par Jean Dolbeault; Fondation Mathématique Jacques Hadamard, dirigée par Hans Henrik Rugh. Les laboratoires d'excellence, l'Inria, le CNRS à travers l'Institut de mathématique, l'Insmi; les trois sociétés savantes (Société Mathématique de France, Société de Mathématiques Appliquées et Industrielles, Société Française de Statistique) - bref, tout l'écosystème a suivi l'étude et s'est mis à la disposition du cabinet retenu pour l'étude. Toutes ces institutions ont des représentants présents aujourd'hui, de sorte que la composition de l'audience reflète l'ensemble de la communauté mathématique française.

Tel est donc le contexte, tels sont les tenants et aboutissants de cette étude qui a mobilisé 4 personnes quasiment à temps plein depuis janvier 2015. La tâche était ardue mais le jeu en valait la chandelle, c'est notre conviction. Je vais m'arrêter ici et repasser la parole à Richard Fontanges; il vous présentera les intervenants et en particulier le cabinet CMI. Un dernier mot cependant : cette journée marque la conclusion d'un long travail, mais en même temps c'est une étape dans un programme qui se tient sur la durée.